La route aux 400 virages
Assis sur son promontoire vert, pas encore dans le cirque mais déjà plus dans la plaine du littoral, le village de l’Entre-Deux attend paisiblement les visiteurs entre deux bras de la rivière Saint-Etienne.
Digression créole sur le chemin de Cilaos. Une constellation de petits cubes peints de couleurs éclatantes s’éparpille entre les cultures et la nature intense. Le temps s’écoule entre douceur de vivre et ballet des nuages.
Délicates, les habitations basses bordent poliment les rues qui suivent la courbe du terrain. Surmontés de toits rouges à quatre pans, les auvents sont pourvus de lambrequins, fine dentelle de fer blanc qui guide les gouttes de pluie vers les buissons plantés dessous. Les cases disparaissent sous de grandes fleurs aux cloches tombantes et les feuilles oblongues des bananiers se mêlent aux éventails des palmiers. Première étape d’une montée vers les étoiles.
« La route entrelacée dans les montagnes danse d’un virage à l’autre et mon cœur tangue à contre-temps. »
La voie s’engouffre dans le cirque. Un premier lacet et brusquement les montagnes s’élèvent, la rivière se creuse et la vallée paisible devient gorge intrépide. Le cirque de Cilaos est né. Par la vitre, les cases et la végétation défilent, bordées d’un côté par la falaise à vif et de l’autre par le vide.
La route entrelacée dans les montagnes danse d’un virage à l’autre et mon coeur tangue à contre-temps. Au bout des 400 courbes, la ville de Cilaos s’est assoupie au creux des murailles vertes.
Les nuages se déversent à intervalles réguliers dans l’antre du cirque, s’accrochent parfois à un sommet, voilent le soleil ou s’accumulent en masses menaçantes. La lumière de l’après-midi, changeante, révèle ou estompe les couleurs des cases peintes, les nuances de vert des jardins créoles, l’écarlate des fleurs.
Dans la rue commerçante de Cilaos, la boutique de Tatie Rosine offre à ceux qui ont su la dénicher des cakes aux saveurs créoles : ananas coco, banane chocolat, ti son orange, fruit de la passion, pains d’épices parfumés de citronnelle et de cannelle. Mentalement nous dressons notre liste, ôtant un gâteau pour en ajouter un autre, plus tentant, plus intriguant ou plus gourmand. Mais ces délices doivent attendre. Ils seront la récompense de nos futurs efforts.
Nous laissons la voiture sur un petit parking à l’ombre de grands cryptomerias. Nous y sommes. Au pied de celui qui domine le ciel de la Réunion. Le Piton des Neiges.
Nom redoutable, synonyme de muraille vertigineuse couronnée de neiges éternelles. La réalité est plus douce. Largement érodé, son sommet s’habille de neige une fois tous les trois ans. Des lacets zèbrent ses pentes abruptes pour le rendre accessible aux simples marcheurs. Un refuge érigé sur la pierre permet de se reposer avant d’attaquer la dernière montée.
Les pieds dans la jungle et la tête souvent dans les nuages, le Piton des Neiges est le cœur de l’île, celui qui lui donna naissance en jaillissant de l’océan Indien il y a 3 millions d’années. Point chaud devenu froid.
Dans les limbes vertes
La jungle épaisse et étouffante se referme sur le sentier usé. L’ascension débute sans préambule dans l’air moite et chaud. Pas de plat ni de faux plat qui même trompeur serait bienvenu. Les marches succèdent aux marches dans un rituel hypnotique.
Je n’entends d’abord que le bruit de ma respiration haletante et le son mat de mes pas sur le sol tassé de milliers de foulées. Les trente premières minutes sont intenses. Mes muscles sont froids mais le reste de mon corps écume. Plus haut, nous parviennent des voix noyées dans la végétation omniprésente qui s’étage au flanc de la montagne. Nous ne sommes pas seuls dans ces limbes vertes.
Les fougères voisinent les longoses aux fruits orange à tête de fleur et aux feuilles démesurées et luisantes. Les arbres enjambent le chemin, reprennent leurs droits sur cette entaille qui balafre la nature. Sans rancune, les feuilles et les lichens caressent ma peau lorsque je me penche pour les contourner et poursuivre coûte que coûte mon ascension.
Une douce lumière tamisée enveloppe la forêt. Tout est calme et serein. La nature se repose. Alors un rayon perce l’écran de végétation et vient mettre en lumière une fleur, une feuille, une pierre singulière, taisant le reste dans l’obscurité comme un secret.
Parfois, la jungle s’ouvre et nous apercevons le cirque. A nos pieds, des éclats de nuages jouent à cache-cache avec les cases de Cilaos.
« Parvenus au col, notre regard quitte le chemin brun, balaie les bruyères dorées, caresse la roche rouge et s’arrête sur la grande montagne au nez cassé et pelé, masse figée dans un ciel azuréen. »
Après 3 heures de montée extatique, nous sortons de la forêt dense. La lumière vive et pure déborde de tous côtés. Parvenus au col, notre regard quitte le chemin brun, balaie les bruyères dorées, caresse la roche rouge et s’arrête sur la grande montagne au nez cassé et pelé, masse figée dans un ciel azuréen. A droite le refuge blotti aux creux des roches. A gauche, le cirque de Cilaos, ses villages perdus ceinturés de remparts.
Le jour décline. Les nuages gagnent la bataille et s’emparent du cirque. Je tente de capter la chaleur du dernier rayon alors que le soleil roule derrière le Grand Bénare. Les montagnes et le ciel se dorent une dernière fois puis glissent dans l’obscurité. A l’est, le monde s’est teinté de pigments rose et bleus aussi froids que les températures.
Le refuge est plein de l’odeur du riz blanc, de l’acide des tomates et des notes épicées du rougail servi sur les grandes tablées. Le bâtiment est sommaire, fait pour une nuit. 48 marcheurs se répartissent dans trois dortoirs. Libérés des dormeurs de la veille, les lits qui courent jusqu’au plafond attendent patiemment leurs nouveaux hôtes.
Le repas est terminé, les punchs ont étanché les soifs et les discussions se sont taries. Nous nous éloignons du refuge, petit phare dans l’immensité minérale. Nous sommes seuls dans la nuit. En bas, les lumières de Cilaos lancent leurs faisceaux à travers la couche ouatée alors qu’en haut, le Piton des Neiges impose sa masse sombre au pays des étoiles.
Tels des cyclopes
3h15. Bâillements, frottements de vêtements qu’on enfile, murmures excités. Une agitation sourde envahit le dortoir. Le bruit ne me réveille pas. Le marchand de sable n’a pas alourdi mes paupières. Morphée ne m’a pas accueillie en son sein. J’ai roulé toute la nuit d’un bord à l’autre de mon matelas, à la recherche vaine de la position parfaite, la tête à quelques centimètres du plafond.
A tâtons, je passe un premier t-shirt. Un deuxième. Une polaire. Un coupe-vent. Un bonnet. Des gants.
Dernier tronçon. Il faut gravir le sommet pour voir le jour naître sur les tropiques, gagner la course contre les nuages. Dans l’obscurité froide, les lampes frontales dessinent sur chacun l’œil lumineux d’un cyclope.
« J’emmène à chaque pas mon petit cercle de lumière bleue, mon univers de choses connues. Le reste n’est que ténèbres ou néant.»
La végétation se dissout dans un monde sans vie, aride et austère. Les roches deviennent plus grosses et plus irrégulières, tanguent sous les pieds, trompent les foulées.
Le sentier slalome sur la pente du volcan. Je poursuis les marques blanches qui balisent l’ascension sans réfléchir, sans lever la tête, sans savoir si le sommet est encore loin. J’emmène à chaque pas mon petit cercle de lumière bleue, mon univers de choses connues. Le reste n’est que ténèbres ou néant.
Un premier point haut. Ce n’est pas le sommet, pas encore. Un virage masque la suite du parcours. Je lève les yeux. Dans la nuit noire, la farandole de marcheurs s’agite telle une guirlande de lampions chahutée par le vent.
L’ascension se poursuit, en sautant de bloc en bloc plus qu’en marchant. Nous échangeons peu de mots, chacun aux prises avec sa détermination.
Si la ronde de mes mouvements automatiques cesse, je ne pourrai pas repartir, je le sais. Pour la première fois, mon corps et mon esprit tendent vers un seul but : atteindre le point culminant de l’île.
Le ciel commence à rougir. J’accélère le pas. Les gravillons remplacent les rochers, la marche instable succède à la montée saccadée. Le sommet quitte la pénombre. Il est maintenant en ligne de mire. Proche et inaccessible à la fois.
Sans prévenir, l’ascension s’achève. Il n’y a plus rien à gravir.
Sur la ligne de crête qui ondule jusqu’au sommet, rien ne protège du vent glacial et cinglant qui souffle sur le toit de la Réunion. Le vent fouette nos visages, balaie nos cheveux d’un revers de la main. J’avance sur un fil, comme bordée d’un vide vertigineux.
La genèse du monde
Piton des Neiges, 3070m. Mon premier sommet. Je suis émue. Je suis arrivée au bout de quelque chose. C’est si rare.
Commence l’attente du jour nouveau. Chacun s’approprie un morceau du volcan, raflé à la nuit noire. Le regard rivé vers le Levant, nous sommes tous réunis pour célébrer le culte de l’astre solaire.
Si l’ascension paraît sans fin, l’attente dans l’atmosphère piquante est encore plus dure. Le temps s’écoule en propos rares et gorgées d’eau glacée, corps refroidis et ramassés pour échapper à la morsure du vent.
Le noir vire peu à peu au violet puis au bleu sombre, dans un dégradé intense et serré. Le rouge et l’orange prennent graduellement le pas sur la nuit, déployant leur éventail incendiaire dans la hauteur du ciel.
« Alors du champ de nuages sort le soleil rouge. »
Une lueur plus vive jaillit de la ligne d’horizon. Alors du champ de nuages sort le soleil rouge. Aussitôt, ses rayons transpercent le ciel et ce qu’il reste de nuit. L’est s’embrase.
Très vite, le soleil s’élève, prend ses distances avec le monde d’en bas, ourlant le tapis de nuages d’or et de rouge flamboyants. Un flot de lumière nouvelle se pose sur la tête des montagnes, révélant les parois déchiquetées aux teintes ferreuses et cendrées.
A cheval sur les trois cirques, je suis entourée par l’infini. Tous les matins se joue ici la genèse du monde. Je me perds dans la contemplation de la vague safran qui déferle sur les lignes des murailles séparant les trois mondes, réchauffe les vallées puis roule jusqu’à l’océan.
Le soleil a gagné aujourd’hui encore sa lutte contre l’obscurité.
En bas, le village de Cilaos émerge lentement de l’aube. J’observe les cases miniatures à mes pieds. Elles me paraissent si loin alors que nous y étions hier. J’ai grimpé sans le savoir en haut du haricot magique et découvert le monde secret qui se déploie au-dessus des nuages.
6 heures du matin.
Le temps file.
Le temps s’arrête.
Je ne sais plus.
Le reste du monde s’est effacé. ♦︎
Magnifique ! Superbes photos et descriptions. On est transporté à la Réunion. Nous ressentons tes émotions, tes joies, ta fatigue. Nous sommes tes pas, tes efforts, complètement absorbés par les paysages décrits, on te lit comme un livre, une écrivaine est née qui sait emmener son lecteur dans son aventure. Bravo vraiment, de nous permettre toutes ces découvertes.