L’odeur de mélasse emplit mes narines dès que nous prenons la route. Les cannes se dressent en épis verts décoiffés prêts à être récoltés. Les usines ont déjà commencé leur travail et les transforment jour et nuit en sucre ou rhum. A toute heure, des camions acheminent leur cargaison, grossissant les tas déjà énormes qui se découpent dans la nuit bleue sous l’éclairage artificiel.
Le jour se lève à peine et le soleil réveille de ses rayons dorés la nature assoupie, chassant les ombres et les gouttes de rosée. Les champs disparaissent, les pâtures prennent leur place. De moins en moins d’habitations bordent la route et l’horizon s’élargit. Entre deux grandes fermes aux toits rouges, les vaches insouciantes broutent les herbes grasses de la Plaine des Cafres.
Les virages se resserrent à l’ombre d’une forêt de sapins créoles. Puis, il ne reste que des maquis de bruyères et des arbres tortueux de plus en plus solitaires. La terre rouge apparait entre les lichens disparates et gagne parfois la bataille face à la nature.
La route s’achève sans que nous soyons arrivés au bout. Plus loin, c’est le bord de la falaise et un escalier court jusqu’au fond, quelques centaines de mètres plus bas. Nous y voilà.
Aucun chant d’oiseau ne résonne dans l’enclos du volcan. Le piton de la Fournaise a créé son propre monde, un paysage lunaire cerné de remparts. Des kilomètres de pierres tranchantes remplacent la végétation luxuriante de la Réunion. La lave a tout brûlé puis tout recouvert puis tout arrêté. Au-dessus de cette étendue rouge et noire est suspendu un océan bleu vif. Sans nuage, la toile limpide du ciel est un miroir parfaitement symétrique de la surface rocheuse qui s’étend à l’infini.
Un sentier à peine érodé mène jusqu’au cratère de Formica Leo, petite dune orange formant une île perdue dans cette mer de pierres. Au loin, sa réplique de la taille d’une montagne nous toise. La lumière n’est jamais douce ici. Sa clarté crue crée des ombres opaques, des trous où l’on ne veut pas se perdre.
J’avance et je me sens immobile dans cet univers minéral où plus rien ne bouge, où la respiration du monde semble suspendue. Dans la longue procession qui suit les marques blanches jusqu’à l’antre du volcan, un sentiment de solitude s’empare de moi. Il n’y a rien d’autre que des cailloux à perte de vue et ça et là une bruyère arborescente teintée de jaune.
Sous nos pieds, l’ondulation de la roche rouge est figée pour toujours.
Nos routes se séparent. La foule suit le sentier balisé et nous, notre guide vers un monde sans repère. Le chemin passe sans transition d’un plan horizontal à vertical. Le soleil se dresse au-dessus du cratère, fort et aveuglant. L’ascension commence. Le volcan semble reculer à mesure que nous avançons. Sa forme très évasée emplit le cadre entier. Les traces des dernières coulées dessinent des ombres sur son flanc. Un cône qui se serait affaissé avant d’achever sa course vers le ciel. Il parait sage et vieux. Plutôt lourd et tranquille que fier, hors de tout soupçon. Sa force, son énergie dévastatrice à l’abri dans ce cratère que nous ne voyons pas encore.
Nos pas épousent sa ligne enflée. Notre progression, libérée des tâches blanches, quitte la linéarité. Le souffle court, nous pratiquons tours et détours pour adoucir la pente. Toute circonvolution bienvenue. Comme pour retarder l’heure de la rencontre.
Mon regard se fixe sur les morceaux de lave qui roulent sous les pieds. Je voudrais compter leur nombre, savoir combien composent ce monde à part. Je ne sais plus ce qui est plat, debout, creux, relief. Une pousse verte rabougrie s’échappe des entrailles de la terre. Le temps se perd dans le désert de pierre.
En haut, le sommet s’ouvre en un gouffre béant. Le cœur du volcan est un trou noir. Un vide, qui aurait avalé la nature des environs. Point de magma en fusion. Pas d’ouverture sur le monde du dessous. Il n’est que millier de pierres. Comment cette déchirure du paysage a-t-elle pu engendrer toute cette roche ?
De la roche est née de la roche. J’en ai la certitude. Cette roche rouge figée est en fait l’âme du volcan. Son esprit hante ce paysage ridé. Son emprise sur ce bout de l’île est totale. Le Piton de la Fournaise a imposé sa propre vision de la nature. Aride et hostile. Fascinante et angoissante.♦︎