Mes pas crissent sur la large piste qui longe le gaspe du Baralet. Du lit du torrent caché sous des bouquets de bois d’un vert dense s’échappe un air frais et pur. De l’autre côté, la chaleur de la terre s’élève parmi le parfum de miel des fleurs sauvages. Chapeau de paille sur la tête et brindille au coin des lèvres, j’écoute Guillaume me raconter l’itinéraire de notre randonnée. Panorama sur la vallée et les sommets, cabanes et lac, forêts et hauts plateaux.
Le chemin traverse des sous-bois sombres et des plaines lumineuses où des sapins touffus hissent leurs aiguilles murmurantes vers un ciel sans nuage. Les massifs de la vallée d’Aspe se dévoilent alors, tandis qu’à nos pieds court le tapis rose des bruyères. Des cabanes de berger émergent parmi les gros rochers éparpillés sur le flanc de la montagne où résonnent les cloches des vaches.
« Un métier de la nuit des temps à temps partiel. »
Des moutons tagués de bleu dévalent le chemin rocailleux. C’est la fin de l’estive et les troupeaux quittent les pâturages de montagne pour rejoindre les plaines, guidés par les bergers et les chiens. J’imagine la vie des bergers pendant les quelques mois d’été, éloignés de leur famille et de toute vie sociale, vivant dans un confort rudimentaire, parfois sans eau courante ni électricité. La vie au grand air tous les jours, par tous les temps. La traite des brebis, la fabrication des fromages. Les soins à apporter aux animaux. Les bergers travaillent souvent pour un ou plusieurs éleveurs, conduisant leurs troupeaux en estivage. Ils doivent donc trouver une autre activité le reste de l’année. Un métier de la nuit des temps à temps partiel.
Sous le soleil ardent, un crâne de vache d’un blanc sale repose sur une pierre rugueuse. Au fond, des falaises rouges aux formes échappées du Far-West. Chapeau de paille sur la tête et brindille au coin des lèvres, je me prends pour Lucky Luke dans ce paysage de western.
Je respire l’odeur de l’herbe chaude alors que le sentier prend un nouveau tournant. Les pierres remplacent peu à peu la végétation à mesure que nous grimpons en lacet. La monté raide débouche sur un plateau herbeux oublié, caché au creux des montagnes. Un ruisseau serpente dans la plaine jaune et se jette en cascade dans la vallée déployée, s’offrant en même temps le meilleur point de vue du monde.
Sur le plateau, l’herbe haute frissonne et c’est tout le paysage de dunes kaki courant jusqu’à l’échine des montagnes qui ondule sous la caresse du vent.
« J’observe l’éclat d’argent qui se déplace à la vitesse du vent sur la surface de l’eau. Derrière la rangée de montagnes : l’Espagne. »
Une ultime montée et le lac d’Arlet et son refuge rassurant apparaissent dans le champ de vision. Des moutons pareils à des grains de riz renversés sur la pente herbeuse broutent sans se soucier de nous. Nous pique-niquons sur la berge et goûtons au fromage et au jambon de pays achetés ce matin dans la petite épicerie. En fond sonore le glouglou du lac comme une musique de relaxation. J’observe l’éclat d’argent qui se déplace à la vitesse du vent sur la surface de l’eau. Derrière la rangée de montagnes : l’Espagne.
C’est le même paysage qui continue de l’autre côté bien sûr. Sauf que le mot frontière m’attire comme un aimant. Comme s’il recouvrait un autre monde. Et même si Espagnols et Français sont Européens et partagent la même culture latine, il y a bien des différences entre les deux pays et ce sont elles qui me font vibrer. L’idée d’un ailleurs, d’un soupçon d’exotisme, presqu’à ma portée.
Sur la terrasse du refuge, Guillaume savoure son café au soleil. Un groupe qui ne parle qu’Espagnol essaie de commander un repas à la serveuse qui ne parle que Français. Faisant ressurgir des recoins de notre cerveau des bribes d’Espagnol, nous essayons de les aider. La nourriture dans toutes les langues, on connait.
Le soleil a atteint son point culminant, il est l’heure d’entamer la descente par un autre versant. Sur le bord du plateau, des vautours planent au-dessus de la vallée. Leur ballet gracieux fend les airs jusqu’à leur nid, en haut, tout en haut, du plus haut sommet. La vue doit être à couper le souffle de là-bas.
Nous marchons au son des cloches des moutons qui se mêlent et forment une symphonie pastorale. La musique de la montagne. Quelle était-elle avant la naissance de l’élevage et l’arrivée des troupeaux ?
« Chapeau de paille sur la tête et brindille aux coins des lèvres, je mène l’enquête pour trouver la cause de la mort. »
Soudain Guillaume s’arrête. Au milieu du sentier poussiéreux : une mâchoire de vache coupée en deux. Chapeau de paille sur la tête et brindille aux coins des lèvres, je mène l’enquête pour trouver la cause de la mort. Naturelle ou criminelle ? Je fouille les environs à la recherche d’indices mais je n’arrive pas à remonter la piste. La réponse se cache probablement dans cette montagne immuable fouettée comme une chantilly grise. Elle a l’air de détenir tous les secrets des Pyrénées.
Le chemin plonge dans l’ombre du bois de Belonce pour émerger plus bas sur des pâturages ponctués de roches étranges. Composées de plusieurs petites pierres figées ensemble dans un dernier mouvement, elles semblent parachutées là par erreur. Je me demande quel incident géologique a pu créer ces boules de mosaïques.
Passé le col de Lagréou, dernière montée surprise, le sentier serpente parmi une épaisse couche de fougères qui recouvrent toute la pente. Le chant des insectes monte des bruyères qui dansent dans le vent. Vue imprenable sur la vallée d’Aspe et le village d’Urdos niché tout au fond. J’aperçois en bas la maison Lamourane et son toit gris et puis la voiture sur le parking.
En quelques heures, nous avons traversé tant de paysages différents, que c’était comme parcourir plusieurs pays en une journée. Après tout, je n’ai peut-être pas besoin de passer de l’autre côté de la frontière pour me sentir dans cet ailleurs que j’envie tant. ♦︎