Une entrée spectaculaire – jour 1
« Mafate ? C’est là. »
Le bus s’arrête et le chauffeur pointe une direction vague dans les broussailles. Cela fait un moment que les autres passagers ont frappé dans leurs mains pour signifier qu’ils voulaient descendre. Nous sommes les derniers. Alors nous rassemblons nos affaires et quittons le confort sommaire du bus, pressés de nous dégourdir les jambes.
Nous descendons au milieu de nulle part, à la sortie du village de Sans Souci dont les dernières maisons sont déjà loin, perdus dans un mélange de nature et d’urbanisation sauvage. Singulière façon de commencer nos trois jours de randonnées dans le cirque le plus majestueux de la Réunion.
Mafate, Salazie, Cilaos. Les trois cirques de l’île occupent le cœur du territoire, qui s’étire sur 70 km pour 50 de large. Un cailloux hérissé de montagnes vertes au milieu de l’Océan Indien. Un petit air d’Hawaï.
Issu d’anciens épisodes volcaniques et d’effondrements successifs du piton des Neiges, volcan à l’origine de l’île, la réputation de Mafate le précède. Les cartes postales montrent des paysages sublimes, un enchevêtrement de vallées et de pitons couronnés de nuages, des villages perdus. Une aura mystérieuse baigne le cirque accessible seulement à pied ou par les airs. Un monde à part qui attise la curiosité.
Il est midi, le soleil brûle nos nuques et le dénivelé est conséquent. Je n’ai pas eu le temps d’échauffer mes muscles et je peine sous l’effort.
Il est de courte durée.
Rapidement nous atteignons le haut de la colline et par là-même la fin de la route carrossable, et le chemin s’aplatit. Alors commence véritablement le sentier de la canalisation des Orangers, une des cinq voies d’accès.
L’entrée dans Mafate est spectaculaire. Le cirque s’ouvre devant nos yeux. Les pitons se dressent, acérés. En bas, la rivière des Galets serpente au milieu des montagnes pelées. Si Salazie est le cirque à la végétation la plus débridée, Mafate est celui de la minéralité. Les pluies torrentielles ont à peine érodé les reliefs. Tout n’est que roches, failles et pics vertigineux. Quelques cases au loin accrochées aux murailles forment des îlets, ces hameaux de montagne difficiles d’accès. Seuls signes de vie parmi ces reliefs chaotiques.
Il fait beau, l’air est doux. Nous cheminons le long d’une falaise noire d’où ruisselle une myriade de cascades miniatures, nous rafraichissant au passage.
Les paysages sont toujours plus grandioses et je déclenche à chaque virage.
Après quatre heures de marche, nous quittons le flanc de la montagne pour remonter un mince cours d’eau. Le paysage se fait bucolique, se dotant de fleurs, de feuilles de taro et d’herbes folles qui paraissent pousser au milieu d’escaliers de pierre. L’impression d’arriver dans le jardin d’Eden. De chaque côté, les parois se referment comme pour préserver ce joyau vert.
En haut, à l’endroit où la montagne forme une terrasse, se dresse une dizaine de cases en tôle ondulée. Une église, un snack bar et une école, voici l’îlet des Orangers.
Les chemins sont les rues du village. Ou plutôt la rue, qui en fait le tour. Des fleurs, des bananiers, des palmiers et des fougères débordent de chaque jardin, d’où l’on entend les cochons râler et les poules fureter.
A Mafate, les habitants sont ravitaillés par hélicoptère. Chaque village a son héliport, plus ou moins basique, et celui des Orangers ne déroge pas à la règle. Nous ne croisons pas âme qui vive à part des randonneurs. Certains passeront la nuit comme nous dans des gîtes. Antoine dormira dans son hamac à la belle étoile. Nous l’envions un instant mais les nuits sont glaciales et nous manquons d’audace.
A chaque endroit où la montagne a bien voulu s’adoucir, les hommes ont construit des villages. Ceux qui ont osé braver ces paysages escarpés sont les Marrons, anciens esclaves ayant fui les plantations de café.
En 1715, cela fait 73 ans que les Français ont posé le pied sur l’île, quand la Compagnie française des Indes Orientales, alors à la tête de la Réunion, décide d’introduire la culture de café. Elle a besoin d’hommes, de beaucoup d’hommes. Les propriétaires des concessions font venir des esclaves d’Afrique et de Madagascar, toujours plus nombreux. 50 ans plus tard, ils représentent la majorité de la population.
A la fin du XVIIIe siècle, éclatent des révoltes réprimées dans le sang et la violence. Certains esclaves s’échappent dans les montagnes impénétrables. Ils deviennent les premiers habitants des Hauts et nomment les sommets et les pitons où ils se réfugient. Un sorcier donne son nom à Mafate, « celui qui tue » en malgache, qui sonne comme une vengeance. Mais les Marrons veulent seulement vivre libres.
Le 20 décembre1848, l’esclavage est aboli. Le 20 décembre devient la date la plus fêtée de l’île.
Dernières marches de la journée. Nous hâtons nos foulées pour arriver avant la nuit au gîte de Bellevue, à vingt minutes de l’îlet des Orangers. Comme son nom le laisse entendre, la vue est imprenable sur le soleil disparaissant derrière les remparts.
Voix douce et allure nonchalante, notre hôte ressemble à un rasta des montagnes avec ses dreadlocks dissimulées sous son bonnet de laine. Il nous interroge sur le temps que nous avons mis à parcourir les 16 km de la journée, puis jaugeant que nous faisons l’affaire, nous laisse déguster une dodo fraîche en terrasse, la bière blonde locale.
Alors que nous contemplons les dernières lueurs de la journée, des randonneurs gesticulent sur le sentier en contrebas, parlant fort et riant. Ils ont écumé tous les bars de l’îlet, qui en compte deux, et mettent un temps certain à gravir le dernier escalier. Leur bonne humeur est contagieuse parmi l’assemblée très métissée ; des trekkeurs forcenés – l’un d’entre eux passe les cols avec une béquille – aux débutants dont les étapes d’une journée ne sont qu’un échauffement pour d’autres.
Nous partageons tous ensemble un cari de porc, version réunionnaise du carry indien, servi avec du riz et une sauce aux haricots appelée grain. Le vin, pourtant denrée précieuse dans ces sommets, coule à flots et les histoires s’enchaînent, se transformant en véritables aventures.
La nuit est définitivement tombée. Nous nous éloignons des lumières du gîte pour contempler la voûte céleste au-dessus des montagnes. Ceux qui bivouaquent allument un feu pour veiller une partie de la nuit. Des milliers d’étoiles parsèment le ciel. Je peine à reconnaître les constellations et cherche l’étoile du nord dans l’hémisphère sud.
L’air est froid et pur. De la fumée sort de notre bouche quand nous parlons.
Une dernière pensée à Antoine dans son hamac et nous rentrons nous blottir sous nos couvertures.
D’îlet en îlet – jour 2
9 heures. Nous quittons la douce ambiance de l’îlet des Orangers un peu tard et à regret. Mafate, le plus sauvage et le moins peuplé des trois cirques, nous laisse songeurs. 750 personnes occupent cette cuvette de 100 km2. Comment vit-on dans un endroit si reculé? Se lasse-t-on jamais de se réveiller tous les jours au milieu de ces montagnes?
Aujourd’hui toujours, les Mafatais demeurent très attachés à leur terre. Ils élèvent des poules et des cochons. Ils cultivent des fruits et des légumes. Mais seuls ceux qui ont des boutiques ou des gîtes tirent leur épingle du jeu et peuvent utiliser les services des hélicoptères pour se faire livrer des marchandises. La vie est rude à Mafate, mais ô combien tentante.
Sur les conseils de randonneurs chevronnés, nous finalisons notre itinéraire de la journée. Nous rejoindrons La Nouvelle via Roche Plate puis Trois Roche et la Plaine des Sables. Un trajet long mais au dénivelé plus doux que celui passant par Le Bronchard.
Nous évoluons tantôt à couvert de la végétation, tantôt sur des crêtes offrant une vue plongeante sur la rivière des Galets qui traverse le cirque.
Cerné de remparts à pics, Mafate offre ses paysages tourmentés qui font écho à la tragique histoire humaine. Des splendeurs démesurées inscrites au patrimoine mondial de l’humanité.
Nous progressons maintenant au milieu des fougères et des chocas, sortes d’agaves aux feuilles longilignes dressées comme des pics. Introduit au XIXe siècle pour ses fibres utilisées dans la fabrication de corde, de ficelle ou de chaussures, le choca a depuis colonisé toute l’île. Il peuple les falaises et les sols pauvres d’une gamme allant du jaune anis au vert le plus profond.
Le sentier dégringole jusqu’aux lits des ravines pour mieux remonter à flanc de falaise. Mon cerveau vagabonde et le bruit d’un ruisseau me tire de ma rêverie. Dans un sous-bois charmant évoquant une scène de montagne des Alpes, des hommes coupent des sapins qui seront débités puis transportés par hélicoptère.
Le hameau de Roche-Plate se niche dans une vallée à la sortie de ce bois plaisant. Quelques cases de tôle ondulée et beaucoup de gîtes. Chaque année, 80 000 marcheurs parcourent les chemins de la Réunion, paradis tropical de la randonnée avec ses 1000 km de sentiers balisés.
Une activité qui fait vivre une partie du cirque mais le transforme aussi.
Arrivée à Trois Roches. Nous avons réduit le poids de nos affaires au minimum mais le matériel photo pèse sur mes hanches et mes épaules. Le déjeuner est loin.
Une tisanerie sortie de nulle part apparait dans un cadre enchanteur, pareille à une oasis au milieu d’un désert de pierre. Bananiers, fleurs exotiques, douce citronnade et crêpes sucrées sont très appréciés après les longues heures de marche. Un festin.
Des étagères garnies de bocaux d’herbes, un comptoir avec quelques livres, des pots de confiture et un frigidaire, énorme, occupent la case.
«Il est arrivé par hélicoptère. Tout ici arrive par hélicoptère, des sacs de riz de 35kg aux meubles.» nous confie la propriétaire.
Combien d’habitants vivraient encore ici sans eux?
Le bruit est l’un des prix à payer. Dans ce lieu paisible, le son des pales nous rappelle à la civilisation. Les hélicoptères ne transportent pas seulement des marchandises, mais aussi des touristes venus chercher leur dose de paysages époustouflants depuis les airs.
A Trois Roche, le paysage se transforme. Bordée d’une forêt de sapins aux racines dénudées, la rivière des Galets s’écoule paisiblement avant de se précipiter, bouillonnante, dans un gouffre sans fond. Les montagnes reculent et la vallée me fait penser à un paysage du Montana, version exotique. Les chocas, en effet, ne sont jamais loin.
Nous poursuivons notre route. Sans prévenir, le chemin débouche sur une plaine, plus grand plateau jamais traversé depuis le début de notre randonnée. Une herbe jaune la recouvre et donne son nom à la Plaine aux Sables.
A chaque versant, le paysage change et la végétation s’adapte. Abondante ou rare, exubérante ou rabougrie, c’est un spectacle sans cesse renouvelé.
Juste avant l’îlet de La Nouvelle, un foisonnement de fleurs blanches puis orange tapisse le sol d’un petit bois. La végétation s’intensifie et se fait tropicale. Est-ce la fatigue qui nous donne l’impression de traverser le paradis avant chaque étape finale de la journée ou Mafate qui s’est surpassé pour accueillir ses visiteurs?
A notre arrivée, le brouillard tombe et enveloppe les habitations. Il faudra attendre demain pour profiter de la vue.
Le plus grand îlet du cirque a des airs de petites capitales comparées aux autres villages. Plus de maisons, plus de rues ; nous perdons vite nos repères. La brume ajoute une touche mélancolique à ce lieu perdu au milieu des montagnes. Pourtant c’est l’îlet le plus accessible. Deux heures depuis le cirque de Salazie permettent à un bon marcheur de le rejoindre. Par conséquent, il est le plus visité et donc le plus développé. Une case sur deux semble être un gîte. C’est un peu comme revenir à la civilisation.
Le rituel du soir s’installe : repas chaud autour d’un gratin de chouchou suivi d’un civet de canard, balade dans la nuit étoilée. Je tente de repérer à tâtons et à la lumière du téléphone portable un point de vue possible d’où voir le lever de soleil. Il me reste 10% de batterie que je laisse tomber jusqu’à 5 avant de décider que le meilleur endroit est à une dizaine de mètres de notre gîte.
En fermant les yeux dans mon lit douillet, je revoie le chemin parcouru et les paysages de Mafate défilent comme dans un film sous mes paupières. Je souhaite à la fois m’endormir vite pour que commence la journée de demain et prolonger indéfiniment mon rêve éveillé.
Des marches, des marches, des marches… – jour 3
Debout à 5h30 pour voir le soleil se lever sur l’îlet. Il restera derrière les nuages. Seuls les coqs, nombreux, sont au rendez-vous. ça chante de partout dans une joyeuse cacophonie.
Après le petit-déjeuner, le soleil et le ciel bleu font leur apparition, révélant l’étendue du village. Cernées de montagnes dorées, des cases colorées sont éparpillées sur le plateau, parmi des fleurs et des cactus géants.
Ces paysages idylliques pourraient ne pas être étrangers au désir de passer le restant de ses jours ici.
Mariée à Cyril, Mafatais pure souche, notre logeuse est originaire de Sainte Rose, ancien port de pêche de la côte est. Elle a parcouru une seule fois le chemin menant du cirque de Salazie à la Nouvelle, lorsqu’elle est venue s’installer avec son mari. Depuis deux ans, un problème de pied l’empêche de gravir à nouveau le sentier du Col des Boeufs. Deux années sans rien voir d’autres que les montagnes et les cases du hameau. Comment vit-on une réclusion forcée? Est-on vraiment coupé du monde quand on habite cette nature?
C’est notre dernier jour dans Mafate. Dernier jour pour profiter du cirque et de ses paysages monumentaux.
Notre première étape est l’îlet de Marla. Plusieurs choix s’offrent à nous. Descendre jusqu’à la rivière des Galets, traverser à gué puis remonter jusqu’à 1630 mètres, altitude de Marla, plus haut village du cirque. Ou bien rester sur les hauteurs et franchir la rivière par la passerelle Joset Ethève. On nous dit que les points de vue sont plus intéressants depuis la passerelle. Il n’en faut pas plus pour nous convaincre.
Après avoir fait le plein d’eau et de vivres pour la journée, nous nous mettons en route. Nous progressons d’abord sur un plateau mais rapidement les premières montées apparaissent.
Nous franchissons deux cols, une mise en jambe pour la suite.
Des bassins à l’eau claire coulent en cascade parmi les tamarins des hauts et les filaos, entourés de montagnes verdoyantes dont les nuages montrent et dissimulent tour à tour les sommets.
Une triste histoire s’est jouée dans cet environnement paisible.
En 1994, un avion de tourisme s’écrase contre une paroi rocheuse, causant la mort du pilote et des trois passagers. Une discrète plaque commémorative honore la mémoire des victimes.
De l’autre côté de la passerelle, une tombe dédiée à Joset Ethève s’élève sur un promontoire, surplombant la rivière. « Au chef de district forestier J. Ethève, 1936 – 1988, un grand bâtisseur » sont les seuls mots gravés dans la stèle. Qui était-il et comment sa dernière demeure s’est retrouvée ici? A-t-il participé à la construction de la passerelle portant son nom? La réponse semble s’être perdue dans ce paysage.
Ces deux destinées sont à jamais scellées dans la roche de Mafate. Elles soulignent la dangereuse beauté des paysages.
Nous abordons Marla par un champs d’arums.
Des habitations et des chèvres sont disséminées le long d’une pente. C’est le dernier village avant le col du Taïbit, point de sortie du cirque. L’îlet est calme et plutôt désert. Seul un bar très «backpackers», basses à fond, est ouvert. A l’intérieur d’un chalet en bois, des t-shirts estampillés Mafate, des bières et des slogans qui ont fait le tour du monde.
Nous reprenons des forces. 500 mètres de dénivelé nous attendent.
L’ascension commence. Des marches, des marches, des marches. Sculptées dans la roche noire, j’ai l’impression de gravir une muraille. Des arbres drapés de lichen s’évanouissent dans la brume. Perdus dans les nuages, nous ne mesurons plus notre progression. Je craque à dix minutes du sommet, sans me douter qu’il est si proche, et fais le plein de biscuits et de fruits secs.
Col du Taibit 2142 mètres. Nous y sommes. En haut, la récompense : une vue imprenable sur Mafate et ses îlets. Nous déjeunons à l’ombre du Grand Bénare, haut de 2898 mètres, parmi les oiseaux et les arbres noueux.
Mon regard se pose une dernière fois sur le cirque et ses paysages indicibles.
Un champs de nuages recouvre peu à peu le haut des remparts puis les cases de Marla.
Je tourne le dos à Mafate. De l’autre côté, le cirque de Cilaos me tend les bras. ♦︎