Quatre heures de route sont nécessaires pour rejoindre le village de Tiébélé, en pays Kasséna. Un paysage de terre brûlée, plat, des villages aux cases éparpillées, des arbres rabougris ou au contraire des baobabs majestueux, isolés, défilent par la fenêtre du Land Cruiser de Noreen. Tiébélé s’étire sur plusieurs kilomètres de part et d’autre d’une piste de terre. Cela fait maintenant 30 km que nous avons quitté la route goudronnée n°5 qui relie la capitale du Burkina Faso au Ghana. Au bout d’une allée ombragée par des caïlcedrats se trouve la cour royale du village.
Fondée au XVIe siècle, elle consiste en un groupement de plusieurs cases réservées à la famille royale et témoigne de la richesse des traditions kasséna. Ces cases sont entièrement décorées de motifs noirs et blancs géométriques ou figuratifs, inspirés des croyances et de la vie quotidienne. Elles obéissent à trois modèles d’architecture et à une structuration très précise de la société. Les cases rondes sont réservées aux hommes célibataires. Une femme ne peut pas être considérée comme telle car elle est forcément en attente d’être mariée. Les carrées accueillent les couples. Celles en forme de 8 abritent les grands-parents et les enfants en bas âge. Les Kassénas doivent respecter l’architecture traditionnelle pour s’installer dans la cour royale.
Accompagnés d’Arnaud, guide local descendant de la famille royale dont seuls les membres sont habilités à faire la visite, nous déambulons dans des rues étroites bordées de murs hauts et rapprochés déjouant tout courant d’air. Il est midi, le soleil est au zénith. C’est le début de la saison chaude qui court de mars à juin. Arnaud nous raconte l’histoire de son peuple.
Le succès de la construction des cases repose sur plusieurs étapes. D’abord les cases faites de briques de terre sont recouvertes d’un enduit à base de bouses de vache. Ensuite les motifs noirs et blancs sont appliqués sur les murs avant la saison des pluies par les femmes occupant la case. La peinture doit être bien lissée pour ne pas craqueler et Arnaud n’hésite pas à pointer les endroits imparfaits. Enfin les femmes appliquent un vernis protecteur fait d’une décoction de gousses de néré, l’arbre de la savane aux grandes vertus nutritives et soignantes.
Le village est désert à cette heure de la journée. Quelques femmes âgées ou des mères avec de jeunes enfants se déplacent rapidement d’une case à l’autre. Seule activité visible, la fabrication de la dolo, une bière de mil au goût acide et doux à la fois, tâche dévolue aux femmes. La brasserie est simple : une cour, un four de terre, des marmites et des calebasses. La bière fermente quelques heures puis est servie tiède le lendemain.
Plus loin, des murs aux motifs vifs et récents se détachent dans la lumière éclatante. Ils résultent d’un concours de peinture où s’affrontent les lycées des environs. Cette année encore, Tiébélé a remporté la première place, confie Arnaud non sans une pointe de fierté.
Nous rampons maintenant à travers une ouverture d’environ 50 centimètres de haut à partir du sol pour nous glisser à l’intérieur d’une case. Cette contorsion rendue obligatoire par la faible hauteur de l’accès contraint le visiteur à entrer tête la première et permet de décapiter facilement les ennemis en temps de guerre. L’intérieur est sombre. Il faut plusieurs minutes pour s’habituer à la brutale perte de luminosité. Le petit nombre d’ouvertures donne à chaque rai de lumière qui pénètre l’obscurité une force dramatique. La chaleur est étouffante, réfléchie par les murs. Nous avons l’impression d’être dans un four et transpirons rapidement à grosses gouttes.
La case se compose de plusieurs salles en enfilade : chambre, salle de rituel et de préparation de la farine et de la pâte d’arachide, cuisine. Une surface insoupçonnée dans une case d’aspect extérieur si ramassé. Comme pour l’entrée, il faut se contorsionner et ramper pour passer à travers les ouvertures pratiquées entre les salles, difficulté augmentée par un muret disposé de part et d’autre à enjamber accroupi.
Une échelle de bois extérieure permet d’accéder à la toiture terrasse de la case et d’embrasser d’un regard tout le village et les alentours. Les habitants y passent leurs nuits d’été à la belle étoile pour profiter de l’air frais.
Après la visite, à l’abri sous les branches d’un grand caïlcedrat, nous dégustons avec plaisir une Star, bière ghanéaise nous rappelant que le Ghana n’est qu’à quelques kilomètres de Tiébélé. Arnaud nous apprend qu’il n’est pas seulement guide mais joue aussi dans un groupe de jazz car il est conteur et musicien. Pour autant, il ne porte pas le titre officiel de griot, celui qui détient et transmet l’histoire orale de son peuple. Très investi dans la vie locale, il écrit des chansons pour sensibiliser les enfants aux déchets plastiques qui jonchent le sol du pays partout où il est habité, ou bien encore sur l’alcool frelaté, véritable fléau qui touche certains membres de sa famille et ses amis.
Après la sieste, nous allons visiter un village de potières à quelques kilomètres de Tiébélé. Pour faire démonstration de leur art, deux femmes modèlent rapidement sous nos yeux et pratiquement sans outil deux pots. D’autres les rejoignent. Elles ont apporté une partie de leur production. Nous choisissons des petits récipients noirs striés de motifs qui nous évoquent des feuilles de palmier.
Pour terminer la journée, Arnaud nous convie à « voir le mouvement » au rond point de Tiébélé, en fait un simple pneu disposé au centre d’un carrefour. Assis à la terrasse d’un maquis devant une bière fraîche, nous observons, tout en discutant, le va-et-vient des habitants rentrant chez eux, à pied ou à moto, à mesure que la nuit tombe. Alors que je tente de capturer ces moments du quotidien burkinabé, à la fois semblables aux nôtres et pourtant si éloignés, un homme prend la pose devant mon objectif, quand d’autres se demandent en rigolant ce que je peux bien photographier.
Le matin suivant, nous partons explorer le village de Tangassogo, comportant un groupement de cases similaires à celles de la cour royale mais dont l’architecture diffère. Les jeunes hommes célibataires n’ont pas de cases propres mais dorment dans une avant-pièce de la maison principale. Une case est dédiée aux fétiches, qu’il faut entendre comme le lieu des sacrifices. Une des femmes du village nous fait visiter sa maison. La cheminée de la cuisine est la seule ouverture de la case qui baigne dans une douce obscurité. Les rares meubles en terre, four, plan de travail, étagères, sont intégrés à l’architecture de la case. Une des pièces comporte un grand nombre de poteries et de calebasses, preuve de l’importance de celle qui les possède, vis à vis des autres femmes et concubines.
A notre arrivée, les enfants nous offrent des mangues et des sacs à main miniatures faits de feuilles de manguier. En retour nous leur donnons des bananes qu’Arnaud leur partage.
Sur la route du retour, nous traversons un village d’orpailleurs. Très éloigné des scènes rurales paisibles des villages précédents à l’architecture traditionnelle, il s’apparente plutôt à un bidonville avec ses cases en tôle ondulée. Nombre d’entre elles ont été laissées à l’abandon par les chercheurs d’or repartis bredouilles. Lorsqu’on a trouvé de l’or dans les collines voisines, beaucoup sont venus tenter leur chance et sont repartis en oubliant leurs rêves de richesse. Le village est une succession d’habitations sommaires, de bars, de discothèques, où l’on vient perdre l’argent durement gagné par le travail d’orpailleur. Les regards sont sévères et fermés. Sous un soleil de plomb, des femmes, le dos cassé, lavent la terre vomie des collines dans l’espoir de récupérer quelques poussières d’or. Des pompes mécaniques et des moteurs qui pourraient être investis dans l’irrigation des cultures agricoles ne sont dédiés qu’à l’extraction du précieux métal jaune.
C’est un spectacle triste, qui n’exhale que rancoeur et désillusion. Les hommes au loin nous jettent des regards méfiants.
De retour à Tiébélé, les villageois nous invitent à goûter en leur compagnie la bière de mil, servie dans une calebasse. Assis sur les grosses racines boursouflées d’un caïlcedrat, cet arbre à palabre qui évoque la place du village en Europe, nous écoutons les conversions et observons la vie locale qui s’écoule, paisible. Partager ce simple moment nous donne l’impression d’appartenir, un bref instant, à Tiébélé. ♦